Philippe Joffard Entrepreneur : "Les crises ont au moins un avantage, c'est que ça révèle les hommes"

Mar 03, 2020, 08:24 AM

Dans “Journal de Bord d’un Patron, un entrepreneur dans la crise”, Philippe Joffard, l’ancien dirigeant du groupe Lafuma, fondé par sa famille et qu’il a dirigé pendant trente ans et développé pour en faire un leader international dans le sport et les loisirs de plein-air, raconte comment la vague née de la crise financière de […]

Dans “Journal de Bord d’un Patron, un entrepreneur dans la crise”, Philippe Joffard, l’ancien dirigeant du groupe Lafuma, fondé par sa famille et qu’il a dirigé pendant trente ans et développé pour en faire un leader international dans le sport et les loisirs de plein-air, raconte comment la vague née de la crise financière de 2008 a secoué le groupe, le conduisant en 2013 à en quitter la direction. 

Fait rare dans un groupe familial, mais Philippe Joffard en explique les dessous dans ce livre, les trahisons, le rôle des banquiers, soutiens puis ennemis, les retournements de situation, les partenaires et les clients, le fonctionnement du conseil d’administration dans la tempête, rarement nous avons eu de tels détails du fonctionnement concret d’une entreprise.

J’avais eu l’occasion lorsqu’il dirigeait encore le groupe d’interviewer Philippe Joffard sur la stratégie de l’entreprise.

Dans ce long entretien, j’ai pris le temps d’échanger avec Philippe Joffard sur cette expérience extraordinaire qu’il a bien voulu partager.

L’interview de Philippe Joffard par Didier TESTOT fondateur de la Web Tv www.labourseetlavie.com (Tous droits réservés 2020)

Web TV www.labourseetlavie.com : Philippe Joffard, bonjour. 

Philippe Joffard : Bonjour.

Web TV www.labourseetlavie.com : On va parler avec vous du Journal de bord d’un patron, votre vie comme entrepreneur dans la crise. C’est le sous-titre, donc on va y revenir ensemble. Vous êtes l’ancien dirigeant de Lafuma, société qu’on avait eu l’occasion sur la bourseetlavie.com, bien sûr, de voir et de parler de stratégie ensemble il y a quelques années maintenant. Dans ce journal de bord, vous revenez sur cette période. Avant de revenir sur le déclencheur de cette crise que vous avez vécue de l’intérieur, vous aviez quand même réussi à faire de cette petite entreprise une entreprise internationale.

 Philippe Joffard : Oui parce qu’on est parti d’une PME qui faisait un peu moins de 100 millions de francs en chiffre d’affaires, c’est-à-dire 15 millions en 1984 parce que j’en ai pris la direction générale puis rapidement la présidence, une ETI assez emblématique dans l’univers de l’outdoor, puisqu’on était jusqu’à 270 millions d’euros de chiffre d’affaires ave pratiquement 50 % d’international.

Web TV www.labourseetlavie.com : Cette période-là quand même qui est la période de croissance, quels sont les ressorts justement pour arriver ? On le sait, en France, on parle beaucoup de ces sujets de PME qui ont peut-être du mal à des ETI, de grandir à l’international. Ce n’est pas facile pour une PME française. C’est quoi les clés finalement pour essayer de réussir sur ce chemin-là ?

 Philippe Joffard : La première clé, c’est quand même le plan, c’est-à-dire savoir ce qu’on veut. Je suis arrivé à un moment un peu difficile pour ne pas dire très difficile dans l’entreprise. Donc, la première action que j’ai eue, ça a été l’innovation, enfin le développement de nouveaux produits, de nouvelles lignes. J’ai élargi l’offre de la marque Lafuma qui était une marque relativement fortement connue. Donc le deuxième élément a été l’international et le troisième la croissance externe. Mais à partir du plan, l’innovation et nouveaux produits, nouvelles lignes, l’international puisqu’on a misé sur l’international dès le milieu des années quatre-vingts et avec une forte présence en Asie et puis la croissance externe avec quatre acquisitions, enfin plutôt mes quatre acquisitions en termes de marque ont été majeurs. On a fait d’autres.

Web TV www.labourseetlavie.com : Vous êtes dans ce secteur du textile et de la distribution, de la grande distribution, mais également de cette production industrielle dont on parle aujourd’hui avec la crise en Chine. On sait qu’il y a une grande production en Chine, donc il a fallu aussi s’adapter à ce marché, à votre marché. Vous étiez une marque française, mais en termes de distribution, en termes de fabrication, il a fallu gérer cette industrie textile. Comment on fait cela ?

Philippe Joffard : Alors, Lafuma était textile. On a été parmi les premiers à gérer les délocalisations et parmi les premiers aussi à réenvisager des réinternalisations, une relocalisation. Je m’explique. Donc, on est parti en Tunisie, puis après au Maroc, puis en Hongrie lorsqu’il y a eu la première guerre du Golfe qui correspondait d’ailleurs à l’ouverture des pays d’Europe centrale et dès la deuxième moitié des années quatre-vingt-dix, on est allé en Chine. On y était déjà par l’intermédiaire de notre filiale de Hong Kong qui avait une double vocation, commerciale et sourcing, et on a ouvert une usine à Nanjing. Donc, j’ai bien vécu la croissance de la Chine qui est partie de rien dans le PIB mondial au début des années quatre-vingt-dix. Maintenant, on sait que c’est 16 %. J’ai toujours pensé qu’il allait y avoir une relocalisation pour des raisons très simples qui étaient la capacité que nous avions via l’innovation, via d’ailleurs l’automatisation à avoir des produits dans lesquels la main d’œuvre ou alors à ce moment-là notre valeur ajoutée innovation faisait la différence avec la Chine. On va parler d’ailleurs d’expériences que j’ai eues depuis mon départ de Lafuma et qui montrent que c’est possible. Je vais vous donner un exemple chez Lafuma. Le sac à dos avait été entièrement délocalisé, dans un premier temps en Tunisie puis après en Chine pour des raisons de coûts de main d’œuvre. Inversement le mobilier de camping qui fait maintenant 50 M€ sur ce qui reste de Lafuma malheureusement parce que c’est le seul truc qui grosso modo a bien tenu, 100 % est fait en France et c’est la meilleure rentabilité du groupe avec 14 à 15 % d’EBITDA. Donc, c’est la preuve qu’un groupe peut se développer, ce qui a été mon cas – on reviendra peut-être sur la situation de Lafuma aujourd’hui – peut se développer en étant fortement présent à l’international pour produire et en même temps en gardant une forte présence en France pour fabriquer dans des conditions. Leur produit est fondu absolument partout dans le monde, puisque la part française est minoritaire dans la vente du mobilier de camping.

Web TV www.labourseetlavie.com : Oui, on retrouve ce sujet innovation au cœur finalement et on le sait pour beaucoup de PME. Si on est sur du moyen de gamme, bas de gamme n’en parlons pas, mais même du moyen de gamme, ça ne suffit pas dans la durée. Effectivement, puisque la Chine aussi monte en gamme. Je discute avec certains acteurs qui sont dans cette industrie-là, qui vendent des robots de découpe par exemple, et la société Lectra pour ne pas la nommer qui dit « on voit l’industrie chinoise qui est en train de monter en gamme aussi. »

 Philippe Joffard : Moi, j’ai vraiment vu la Chine passer de l’usine du monde au magasin du monde. Ça reste encore l’usine du monde même si le problème du Coronavirus fragilise considérablement cela. Je pense que l’usine du monde est en train de se rééquilibrer selon la géographie. En revanche, le magasin du monde, ça veut dire à la fois le retail le plus innovant et le consommateur le plus exigeant, il est aujourd’hui en Chine. Si vous regardez le retail, les meilleures idées sont en Chine et le consommateur qui est le plus ouvert à l’innovation, le plus ouvert aux nouvelles tendances, c’est le consommateur chinois. Et ça, en une génération et demie. Pour ne pas dire une seule génération.

Web TV www.labourseetlavie.com : Justement, on entend parler avec ce Coronavirus de sujets de réindustrialiser, de faire revenir des industries en France, est-ce que c’est possible et qu’est-ce qu’il manque pour qu’on retrouve ce dynamisme d’industrie qu’on a eu ?

Philippe Joffard : C’est possible. C’est non seulement possible, mais nécessaire. Tout est en place. La question, c’est uniquement une question de volonté. C’est-à-dire qu’aujourd’hui la plupart du temps, on a les matières premières, nous avons les machines. En revanche, la capacité à mettre en œuvre ça, c’est-à-dire à faire en sorte de sortir les produits qui seront compétitifs dans une fabrication pas seulement française, mais européenne, c’est beaucoup plus paradoxalement les Chinois qui l’ont. Parce qu’eux ont une capacité à penser l’avenir qui est beaucoup plus rapide et efficace que nous l’avons. Donc, c’est une question de volonté. On a un temps court, mais rien que ça, cela vaudrait une interview. Je vous donnerai deux exemples que j’ai vécus récemment puisque j’ai dirigé un groupe de puériculture dans lequel j’ai rapatrié un produit qui était fabriqué en 25 minutes en Chine, qui est fabriqué en 10 minutes en France et le nombre de pièces a été divisé par trois et à ce moment-là, si vous prenez chacune de ces pièces, c’est de l’acier, du plastique et globalement ça coûte le même prix partout. Et donc tout cela est écrasé par le prix du transport, donc c’est mieux en Europe. Et pour les Chinois, en revanche, c’est beaucoup mieux d’acheter sur ce type de produit une signature made in France. Donc, c’est possible.

Web TV www.labourseetlavie.com : Oui, c’est possible. Il y a une organisation, un savoir-faire quand même. Alors, si on revient sur Le journal de bord d’un patron, votre ouvrage, il y a quand même cette crise de Lehman Brothers bien sûr, la faillite de Lehman Brothers, ce choc mondial. C’est vrai qu’il y a peu d’entreprises qui l’ont anticipé. C’était difficile. Il y avait peut-être des signaux faibles. On parle de ça des fois sur les marchés financiers. Quand c’est arrivé, qu’est-ce qui a changé pour vous finalement ? Parce que vous parlez dans le livre à la fois de l’actionnariat, il y avait un actionnariat familial, mais il y avait aussi d’autres actionnaires, de vos relations avec les banques quand arrive cette crise, mais vous parlez aussi de l’interne en disant que finalement l’interne ne croyait pas trop aux conséquences de cette crise.

Philippe Joffard : Oui, enfin d’abord parce que généralement les dirigeants protègent son management. Pour une raison très simple d’ailleurs, parce que ce n’est pas eux qui vont forcément régler le problème, ils vont être dans l’action et il faut qu’ils soient totalement dans les opérations. Donc, pourquoi les embêter avec des problèmes qui sont généralement des problèmes bancaires de financement, etc. ? Il faut mettre la pression sur le BFR, sur la rentabilité, sur la rapidité à transformer les choses, etc., et en étant protégés, ils ont forcément un peu une part d’inconscience par rapport aux risques que peut courir l’entreprise. La particularité de Lafuma, c’est que nous avions fait une acquisition juste avant. C’est-à-dire qu’on a racheté Eider en juin 2008. Et nous avions la particularité, vous vous en souvenez Didier, on clôturait nos comptes fin septembre. Donc, on a été la première ou parmi les premières entreprises cotées en bourse qui n’ont pas respecté un covenant bancaire quelques semaines voire quelques jours après la faillite de Lehman Brothers, donc le monde était à feu et à sang. Bien évidemment on s’est pris plein pot une négociation qui était une négociation relativement, je ne vais pas dire classique et facile, mais on manquait un covenant, on en avait deux, on en a respecté un, on en manque un, ça s’arrange. Mais là ça a été beaucoup plus compliqué avec le quid de l’arrêté comptable, machin, qu’est-ce qu’on fait de la dette. Bref, toute une histoire qui fait que pendant trois mois, plus de trois mois, mais globalement les trois premiers mois ont été particulièrement pénibles. Les six mois après, ça a été un peu plus constructif si je puis dire parce qu’on avait mis en place les solutions, mais je veux dire que ça a été… et c’est ce que je raconte. Je ne vais pas vous dire que je l’avais anticipé, pas du tout, puisque le journal commence en décembre 2007. Je savais qu’on allait vivre une période particulière, mais ça n’empêchait pas que je considérais que la vitesse était majeure, que ce soit dans le développement et éventuellement dans la réorganisation. Donc, quand j’ai écrit ce livre, parce que je voulais pratiquement tous les jours, ce n’est pas tous les jours, mais enfin avoir un rendez-vous avec moi-même pour noter ce qui se passait. Puisque j’avais souvent constaté que soi-même on pouvait changer d’avis. Donc, c’est important de se relire, etc. C’est ce livre qui court sur un an et des poussières et puis après il y a d’autres épisodes qui sont postérieurs à cette période.

Web TV www.labourseetlavie.com : Justement entre l’actionnariat parce que finalement c’est Lafuma entreprise familiale, 25 % du capital, on se dit en général les entreprises familiales, ça ne se passe pas trop mal, sauf exception. Il arrive qu’il y a des sujets aussi dans les entreprises familiales. Il y a eu des entreprises avec des actionnaires, il y a eu des sujets avec les banques, donc il y a des banques qui dans cette période-là n’ont pas joué le jeu, c’est-à-dire d’accompagner l’entreprise, qui pourraient être des banques historiques ?

 Philippe Joffard : On avait un pool de banques classiquement les banques entre elles, c’est la famille Adams. Si on devait clairement, même parfois au sein d’un même groupe bancaire, il peut y avoir des tensions qui sont importantes. La période était tellement particulière que j’ai eu quelques banques que je cite, dont une bien connue, qui ont été particulièrement et inutilement agressive. Il y avait d’ailleurs un paradoxe qui faisait que toutes les… je serai tenté de dire, on avait fait une ...